Je ne sais plus qui a dit ça : « La propreté, c’est la politesse des pauvres », mais je pense à cette phrase en venant de me laver les mains au savon de Marseille. Ce savon, c’est celui que je trouvais la plupart du temps dans ma famille, posé dans un coin de l’évier ou sur le bord de la baignoire (quand il y en avait une). J’aime sa structure cubique, légèrement translucide, et sa bonne odeur de propre que j’associe aussi au parfum des draps qu’on fait sécher au fond du jardin. Bien qu’il ne soit plus fabriqué dans la cité phocéenne, l’idée même qu’il puisse venir de Marseille le rend solaire et fait venir en moi des images de beau temps et de calanques trempées dans l’émeraude d’un été éternel. Et je vois du blanc aussi, celui des draps dont je parlais plus haut, mais aussi le blanc des voiles qui faseyent quand on s’approche au plus près du vent et que le navire se soulève sur le ventre des vagues.
Retour du soleil. En soi, c’est un bel évènement. Camus disait, à propos des ouvriers d’Afrique du Nord, qu’ils étaient moins pauvres que les ouvriers de la métropole, parce qu’ils pouvaient jouir du soleil, quand bien même on les exploitait comme les autres. Camus, qui était loin de sortir de la cuisse de Jupiter (à la différence de Sartre, éduqué dans une famille bourgeoise) savait de quoi il parlait. Dans le quartier de Belcourt, construit sur des anciens marais, populeux et mêlé, où Camus avait grandi auprès d’une mère illettrée, on travaillait et on mourait avec le soleil. Et ce soleil puissant, parfois joyeux, parfois tragique, donnait aux peaux, aux visages et aux accents un supplément d’âme à ces journées tristes et absurdes si bien décrites dans L’Etranger. Le soleil disait aussi la proximité de la plage, des bains de mer, des échanges sensuels et enfiévrés dans le parfum des pins et des eucalyptus. Tout cela, Camus l’a brillamment évoqué dans Noces, son livre le plus poétique, qui célèbre les noces de la nature et de l’homme, dans un dépouillement de pierre et d’ombre, de senteurs et de lumière, qui aurait la beauté d’un rite païen dévolu aux éléments.
Hier, à la fin d'une chronique, je parlais des poules. Je vais donc continuer aujourd’hui sur ce registre animalier. Comme moi, mon chien respecte le confinement : il est obéissant ; il ne lui viendrait jamais à l’idée de se mettre la laisse tout seul. Mais je vois bien aussi que la situation lui pèse. Il me voit tout le temps à la maison et nous sortons bien moins qu’avant. Parfois, sa tête pousse le bureau et, lassé sans doute d’une énième sieste sur le tapis du salon, ses grands yeux noirs m’interrogent : « Bon, qu’est-ce que tu fais ? On sort ? » Et moi de lui répondre : « Attends encore un peu. » Cette phrase, je dois lui répéter dix fois dans la journée ; il doit penser que je manque de vocabulaire, alors qu’un chien peut retenir et comprendre jusqu’à cent mots, ce qui n’est déjà pas mal pour se débrouiller dans la vie.
Ecrire, c’est se confiner. Pour réfléchir et mettre au clair ses idées, quand bien même elles trouveraient leur source dans les senteurs du jardin ou les embruns de l’océan, il arrive un moment où, pour un temps plus ou moins long, un temps choisi, un temps à soi, il faut fermer la porte à la vie qui va pour mieux la retrouver en soi. Le repli s’impose, si on ne veut pas se disperser. Et même ceux qui n’écrivent pas le savent aussi : il y a toujours un moment dans la journée où l’on éprouve le besoin impérieux de se retrouver avec soi-même. Tant que la solitude reste un choix, elle offre un espace de liberté inouïe : nous ne dépendons de personne et, en même temps, dans le silence, nous pouvons nous relier à ce qui nous entoure ou tout simplement nous abandonner à la rêverie.
Pascal, qui condamnait l’imagination comme « maîtresse d’erreur et de fausseté », poussé cependant par son mysticisme n’en appréciait pas moins la solitude. Rousseau, se croyant pour ainsi dire victime d’un complot contre sa personne et bouffi d’orgueil à l’égard de son œuvre, passa le plus clair de ses dernières années à « herboriser » loin de la ville et de ses hommes méchants. Nietzsche, qui souffrait de migraines et de troubles oculaires particulièrement douloureux, trouvait dans la montagne de Haute-Engadine de quoi rester serein et saluer la vie sous toutes ses formes.
Mais ce plaisir d’être seul – et particulièrement chez les artistes et les écrivains – ne fut pas toujours accordé à tout le monde. C’est en lisant Une chambre à soi de Virginia Woolf que j’ai découvert qu’au XIXème, si on était une jeune femme de la bonne société et célibataire, il était quasiment impossible de s’isoler pour écrire, ne fut-ce qu’une lettre. Être femme et avoir une chambre à soi n’est pas compatible. Si on sort, c’est toujours accompagné. Les rares moments de solitude se passent le soir, au moment du coucher. Ainsi, comme le rapporte Virginia Woolf, il est fort probable que Jane Austen ait écrit une bonne partie de son œuvre au salon, parmi les membres de sa famille, sous l’œil des uns et les bavardages des autres. Situation difficile, intenable, qui montre en même temps combien on tenait les femmes qui écrivaient en peu d’estime. A l’inverse, si on était un homme, il était tout à fait normal de s’enfermer dans son bureau pour écrire son « grand-œuvre ». En fait, comme le montre Virginia Woolf dans cet essai passionnant, s’il y a eu si peu de femmes écrivains dans les siècles passés, c’est qu’on leur aura souvent refusé le désir d’écrire ; ce refus s’imbriquant en même temps dans leur absence d’autonomie financière à l’égard de leurs maris. Dis autrement : la femme avait le droit de se confiner, mais sans rien faire ou si peu, et toujours en présence de sa famille.
On me dira : quel rapport entre ce sujet et le confinement que nous vivons tous les jours ? Tout le monde n’est pas écrivain, n’est-ce pas ? Oui, mais aujourd’hui - à moins de vivre dans une tribu sectaire – chacun d’entre nous a le droit d’avoir sa sphère privée et de profiter de moments de solitude, s’il le désire. Cela paraît terriblement banal de le dire, mais l’intimité est une « invention » relativement moderne, qui a part liée avec l’émergence de l’individualisme en Europe autour du XVIème siècle, c’est-à-dire à un moment de l’Histoire où la lecture et l’esprit critique se développent considérablement.
Or, la difficulté du confinement, particulièrement si nous le vivons en famille, réside dans cet équilibre instable entre la nécessité de vivre ensemble et le désir bien compréhensible de se retrouver dans « sa chambre à soi », bulle ou jardin secret. C’est d’autant plus difficile que nous vivons dans une société où, par le biais des réseaux sociaux, nous sommes toujours environnés de messages et de « voix » qui veulent nous rappeler pour notre bien que nous ne sommes pas seuls. Il arrive donc un moment où il apparaît salutaire de couper le cordon. Pour soi. Pour avoir une chambre à soi. Et pour mieux revenir vers les autres. @Pascal Hérault.
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